
Qui dit "Au coeur des ténèbres" dit "Apocalypse Now". L'un ne va plus sans l'autre. A l'instar de Blade Runner - qui est un des rares films à avoir su à ce point transcender un roman - Apocalypse Now est certainement une des meilleures adaptations cinématographiques réalisées à ce jour. Certains l'ignorent, mais elle est tirée de cette longue nouvelle de Joseph Conrad - ancien marin devenu écrivain - : Au coeur des ténèbres. Une oeuvre clé, tant par son style que son sujet, qui inspira Orson Welles ou encore Robert Silverberg.
Ce qui fait d' Apocalypse Now un chef-d'oeuvre, c'est d'abord la pertinence de sa transposition. L'Oeuvre de Conrad se situe en Afrique noire, en pleine période coloniale. Pour Coppola, ce sera le Vietnam, en pleine guerre. Deux époques, deux lieux certes, mais le même bourbier.
Deux peintures qui brossent les tréfonds de la brutalité et l'annihilation des règles.
Rien de plus normal. Au coeur des ténèbres est l'allégorie anthropologique parfaite d'un enfoncement progressif et inéluctable dans les parties les plus sombres de l'âme.Une descente aux enfers les yeux ouverts, au fil de l'eau. Le héros navigue sur un Styx sombre, épais, perclus de contrastes, qui révèle des zones de lumière effrayantes tout autant que splendides.
Ce jeune et candide Charles Marlow catapulté dans la réalité de l'Afrique est à mille lieux d'imaginer la banale sauvagerie qu'alimente son pays, la Belgique, à travers l'exploitation coloniale. La folie qui sous-tend les fructueux commerces de matières premières ne signifie pour le ce qui existe au bout de la chaîne : paperasse, colifichets et richesses.
A vivre insouciant loin des ténèbres, on oublie qu'elles sont emplies d'horreurs, d'une monstruosité qui pourrit les âmes les plus pures. Voilà une leçon, intense, moderne de Conrad, qui résonne avec la même force aujourd'hui.
"Un léger tintement derrière moi me fit tourner la tête. Six Noirs, s'avancçant en file indienne, montaient péniblement le chemin. Marchant lentement, droits, ils balançaient de petits paniers pleins de terre sur leur tête, et le tintement marquait la mesure de leurs pas. Ils portaient des haillons noirs enroulés autour des hanches, dont les bouts brinquebalaient derrière, courts, comme des queues. Je leur voyais toutes les côtes, les jointures de leurs membres étaient comme les nœuds d'une corde. Ils avaient chacun un collier de fer au cou, et ils étaient reliés par une chaîne dont les segments oscillaient entre eux, avec ce tintement rythmique. Une autre explosion dans la falaise me fit penser soudain à ce navire de guerre que j'avais vu faire feu sur un continent. C'était la même sorte de voix sinistre ; mais ces hommes-ci ne pouvaient par aucune débauche d'imagination être qualifiés d'ennemis. On les disait criminels, et la loi outragée, comme ces explosions d'obus, leur était tombée dessus, mystère insondable venu de la mer. Leurs maigres poitrines haletaient toutes ensemble, les narines violemment dilatées frémissaient, les regards se tournaient pétrifiés vers la crête. Ils me dépassèrent à me frôler, sans un coup d'œil, avec l'indifférence complète, mortelle, des sauvages malheureux. Derrière cette matière première un des rachetés produits par les nouvelles forces à l'œuvre, marchait, morose, tenant un fusil par le milieu. Il avait une tunique d'uniforme, où manquait un bouton, et voyant un blanc dans le chemin, haussa son arme sur son épaule, vivement. C'était simple prudence, les Blancs étant tellement pareils à distance qu'il n'aurait su dire qui je pouvais être. Il se sentit vite rassuré et avec un grand éclat de sourire canaille et un coup d'œil sur sa chiourme, sembla faire de moi un partenaire de sa haute mission. Après tout, moi aussi je participais de la grande cause qui inspirait ces actions élevées et justes".
Et si cela ne suffit pas, Au Coeur des ténèbres est une merveille pour le seul spectacle opposant le sombre au clair, le noir à l'aveuglante lumière.
Au coeur des ténèbres/ Apocalypse Now autant de 'tableaux' dans les multiples acceptions du terme.
Le film, bien sûr, qui décline un clair-obscur démesuré, un feu d'artifice de contrastes. Mais le livre tout autant.
Pour l'histoire du court roman de Conrad, elle est assez simple : un jeune officier de la marine marchande est envoyé au coeur du Congo belge, à la recherche d'un collecteur d'ivoire dont on est sans nouvelles. A priori une mission sans saveur. Ce sera une plongée en enfer.
L'intérêt de ce récit ? Retenons, au hasard, le génie narratif.
Rarement un récit d'horreur pure aura autant pris les traits du récit d'aventures. Ici tout est gluant, la jungle isole son héros du monde civilisé en même temps qu'elle brise les illusions de ce jeune idéaliste au fur et à mesure qu'il remonte le bras du fleuve Congo.
Le monde, d'un ennui mortel, ne paraît beau à voir que dans les flammes. Voilà ce qu'il ne peut s'avouer. Rarement autant de thèmes si ardus à traiter (la folie, la barbarie, la sauvagerie, l'oubli de soi, l'arrogance colonialiste, la réclusion dans des idéaux flous et hypocrites) auront su trouver un écho aussi lumineux. Au coeur des ténèbres est un chef-d'oeuvre inspirant un chef-d'oeuvre. Il relève non plus de la littérature, mais du mythe.
Il ressemble ainsi à l'un de ces récits que devaient se faire les Dieux entre eux le soir au coin du feu pour se faire peur. Et dont l'homme est le héros. "La lumière, la lumière, la lumière". Voilà comment se terminait le leur.
"Nous avons mouillé à d'autres endroits aux noms burlesques où la joyeuse danse de la mort et du trafic se poursuit dans un air torpide et terreux comme celui d'une catacombe surchauffée ; tout le long d'une côte informe bordée de flots dangereux, comme si la nature elle-même avait voulu écarter les intrus. Nous avons pénétré dans des rivières, d'où nous sommes ressortis : des courants de mort vivante dont les rives se faisaient pourriture boueuse, dont l'eau épaissie en vase s'infiltrait parmi les palétuviers tourmentés qui semblaient se tordre vers nous dans l'extrémité d'un désespoir impuissant. Nulle part nous ne nous sommes arrêtés assez longtemps pour avoir une impression plus particulière, mais un sentiment diffus de stupeur oppressive et vague grandissait en moi. C'était comme un pèlerinage lassant parmi des débuts de cauchemar".