Je n'appréciais pas démesurément Stephen King avant de lire la Tour Sombre. Je lui reprochais ce qu'il reconnaît lui-même dans ses écrits biographiques : un style d'écolier, parfois de la lourdeur. La Tour Sombre a bouleversé ce point de vue de manière irrévocable (je dis ça parce que j'ai lu ensuite pas mal de ses livres que je n'aurais pas ouverts sans ça). Commencé en 1970 (King a 19 ans, c'est encore un aspirant écrivain), la Tour Sombre est, de son propre aveu, son "grand-oeuvre". "Le jupiter du système solaire de son imagination" dit-il. Inspiré par sa lecture de Tolkien, du poème de Robert Browning, mais aussi du film qui, à l'époque révolutionne le western (oui, je parle du Bon, de la Brute et du Truand, un de mes films cultes), King décide de composer sa propre saga de fantasy. Ambitieuse, il mettra trente quatre ans à l'écrire. Il l'abandonnera même en cours d'écriture - à quoi bon se coller à cet exercice périlleux et sans fin quand on a déjà une carrière florissante et rien à prouver ?. Mais c'est sans compter le destin. En 1999, King frôle la mort (il est renversé par une camionnette qui l'amoche salement). Les fans de la Tour Sombre s'inquiètent : que deviendra ce roman inachevé si King venait à disparaître ? Des condamnés attendant d'être vissés sur une chaise électrique, une vieille dame à l'article de la mort l'implorent de leur raconter la fin, qu'il n'a pas écrite et dont il n'a pas la moindre idée. Qu'à cela ne tienne. Etre écrivain c'est engager sa vie dans un récit dont on se doit d'aller jusqu'au bout. Commencer une histoire, entraîner des gens avec vous et décider d'arrêter par dépit ou parce que c'est difficile, c'est un coup de couteau dans le contrat qui vous lie aux mots. King reprend et achève le cycle de la Tour Sombre . Et quel cycle ! Quel univers !

Dans ce monde apocalyptique mâtiné de chanson médiévale un pistolero - un cow-boy des temps anciens - est à la quête d'une tour dont dépend la survie de tous les mondes. Il lui faudra huit volumes pour l'atteindre. Aidé du petit groupe de fidèles qu'il s'est constitué, son Ka-tet, sa route sera pavée de sacrifices terribles.
L'univers créé par King est un tour de force. Truffé de références, à des oeuvres emblématiques comme le Magicien d'Oz, Harry Potter ou Star Wars, sans parler de la mise en abyme de ses propres romans, de Fléau à Désolation, une succulente habitude dans laquelle King est passé maître. Qui plus est, ce que j'avais considéré dans mon arrogante ignorance comme étant de la simplicité se révèle ici une maîtrise parfaite de la fluidité du récit quand il s'agit d'imbriquer des univers étranges et diamétralement opposés. Sans parler du personnage "royal" qui apparaît à la fin du roman. Véritable métaphore égotique qui éclaire l'oeuvre de Stephen King dans son ensemble avec une troublante lucidité.
La Tour Sombre est un "pavé" génial, l'écriture est brillante, et le monde se porte mieux depuis qu'il a été écrit.
